samedi 18 juin 2016

Quand Patrick Modiano croise Pauline Dubuisson

Pauline Dubuisson lors de son procès (1953)

Accusée d'avoir assassiné son amant, Pauline Dubuisson (1927-1963) a été condamnée à la prison à perpétuité en 1953, à la suite d'un procès retentissant (et passablement scandaleux). Patrick Modiano l'a croisée à Saint-Germain-des-Prés, sans doute en 1960, alors qu'elle avait été libérée et tentait de reprendre une vie normale à Paris. Elle habitait rue du Dragon, dans le sixième arrondissement.

Cette rencontre a marqué le futur écrivain, qui en a parlé dans plusieurs interviews.

"Ou encore cette femme que je croisais quand j’avais dix-sept ans et qui habitait rue du Dragon… Pauline Dubuisson… " (Entretien à Lire, octobre 2003)

"Je connaissais bien la géographie du crime à cause des faits divers. Il y en avait un qui m'avait beaucoup frappé, qui était le procès d'une femme qui s'appelait Pauline Dubuisson. Elle avait tué son premier fiancé, qui l'avait quittée. Et il s'est trouvé que quelques années plus tard, quand j'avais quatorze, quinze ans et que j'habitais dans ce quartier, je l'ai reconnue rue du Dragon. Elle habitait là, en fait. Ça m'a frappé de penser que le mystère et les destins tragiques pouvaient avoir l'air... de quelqu'un dans la rue. Ça a alimenté encore... Ça m'a fait un choc, et tout ça a alimenté... disons l'imaginaire, si on emploie des grands termes."(Entretien pour le documentaire d'Antoine de Meaux "Je me souviens de tout", 2007).

"-Pourquoi les faits divers vous passionnent-ils tant ?
-Cela vient d'un souvenir de mes dix-onze ans, terrible : la photo, en une de Paris Match, de Pauline Dubuisson, une femme accusée de crime passionnel. L'affaire a fait beaucoup de bruit à l'époque, car elle a failli être condamnée à mort. Le regard de cette femme m'avait beaucoup impressionné. Or quelques années plus tard, j'ai croisé par hasard Pauline Dubuisson, qui avait été libérée, rue du Dragon et je l'ai reconnue tout de suite. Mais les faits divers d'aujourd'hui avec leur côté pathologique m'intéressent moins que ceux d'hier, qui renvoyaient davantage à une sorte de fantastique social..."
(Entretien à L'Express, mars 2010).

"-Quels sont vos auteurs préférés ?
-C’est très hétéroclite.
Et ils ne me ressemblent pas. On est attiré par son contraire. J’aime beaucoup les romans anglais ou russes qui se passent à la campagne, dans de grands espaces, Thomas Hardy, par exemple, l’auteur de “Tess d’Urberville”. Mais, dans mes souvenirs d’adolescence, à l’époque des premières lectures, je me rappelle les auteurs du XVIIe siècle. Bossuet, en particulier. Non pour le message religieux mais pour l’écriture. Et puis le cardinal de Retz. Ou Saint-Simon. A cet âge, vers douze ans, je lisais aussi beaucoup les journaux. Pour les faits divers. Le “France Soir” de Lazareff ou “Paris-Presse”. Je découpais les faits divers. Ils sont toujours quelque part dans une caisse. Je me rappelle très bien une photo de Match, celle de Pauline Dubuisson, jugée pour un crime passionnel, condamnée, libérée. Son visage me fascinait, m’effrayait, m’intriguait." 
(Entretien à Paris-Match, mars 2010)

Ces références récurrentes ont attiré l'attention de Jean-Luc Seigle sur Pauline Dubuisson. Frappé par les propos de Modiano, l'écrivain et scénariste s'est intéressé à la jeune fille, et lui a consacré un roman, Je vous écris dans le noir (Flammarion, 2015). 

Dans son extraordinaire enquête sur Pauline Dubuisson, La Petite femelle, parue quelques mois plus tard (Julliard, 2015), Philippe Jaenada évoque Modiano à plusieurs reprises. 

"En ce mois de juin, lorsqu'elle va faire les courses ou se renseigner à la fac, personne ne semble prêter attention à elle. On l'a oubliée. Ou plutôt, on ne fait pas le lien entre les unes tonitruantes des journaux de 1953 et cette passante blême et usée, à peine visible. Car elle a changé. Elle a maigri, ses traits se sont creusés et tirés - en sept ans, elle en a pris quatorze. Elle n'est plus la petite femelle qu'on a condamnée. Seul un ado du quartier se souvient d'elle, la "remet". Quand il la croise sur le trottoir de la rue du Dragon, il reconnaît immédiatement la femme dont il a conservé une photo de Paris-Match dans sa boîte à faits divers (car "Son visage m'effrayait, me fascinait, m'intriguait"). Il a quinze ans, il s'appelle Patrick Modiano, et depuis qu'il a huit ou neuf ans, il collectionne les articles sur ce genre d'affaires (ça paraît très jeune - à cet âge-là, je commençais à découper dans Paris-Turf ou Spécial Dernière les photos de mes chevaux de course préférés, Une de Mai, Bellino II, Fakir du Vivier...) : dans le Paris-Match n°245, du 28 novembre 1953 (qui présentait, en couverture, la femme du dernier chah d'Iran, la belle Soraya, qu'on appelait la princesse aux yeux tristes), quatre pages étaient consacrées au procès, dont une partie à Raymonde Gourdeau, la jurée qui avait sauvé la tête de l'accusée. On y trouvait deux photos de Pauline, celles qu'il a dû garder : sur l'une, elle avait les yeux baignés de larmes, comme disait Jean Laborde, sur l'autre, elle était debout dans son box, altière et impavide (en la regardant, on -a fortiori un enfant - peut effectivement se sentir effrayé, fasciné, intrigué). Rue du Dragon, le jeune Patrick est trop timide ou discret pour lui adresser la parole, mais cette rencontre platonique et furtive le marquera définitivement. Il en parlera encore à cinquante-huit ans, à soixante-cinq ans aussi, et à soixante-neuf ans toujours, après son prix Nobel. J'aime penser que Pauline, éphémère, préoccupée, l'a frôlé adolescent dans la rue, sans le savoir évidemment." 
(Philippe Jaenada, La Petite femelle, pp 650-651) 


Le numéro de Paris-Match de novembre 1953
évoqué par Modiano et Jaenada 

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